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Grafigner ses mp3 avec une éclisse de bois

26 avril 2010

Depuis que j’ai l’âge de grafigner les vinyls parentaux, enfoncer moi-même l’aiguille dans le sillon m’est devenu aussi nécessaire que la dose d’héroïne au junkie.  Vous me direz que je suis mal parti pour filer tranquillement la métaphore du terroir musical, toute cousue d’odeur d’humus, de bois brut et de confitures maison…  Justement, il me semble que de vous servir une défense et illustration de la musique du terroir (maison) sans faire celle de toute musique serait aussi archaïsant que de souhaiter voir réintroduite la saignée dans le système de santé.

Comme tout un chacun, les premiers accords qui ont sonnés à mes sens sont ceux de Brassens, les premiers mots qui m’ont transpercés l’âme sont ceux de Cohen, les premières envolées qui m’ont fait swinger du bassin sont celles de Brahms.  Rien de bien étonnant là-dedans (bien que je me considère choyé), observera-t-on justement.  Je ne dis pas le contraire, sauf que si cette circonstance n’est pas inhabituelle, elle n’est pas ordinaire pour autant.  Cette prédisposition acquise aux meilleures musiques d’ailleurs n’est justement pas naturelle.

Dans un contexte d’extrême disponibilité de la culture mondiale (et de surreprésentation, maugréeront certains), le mouvement qui mène à s’intéresser à la musique locale est inverse à celui de notre premier héritage culturel : la langue.  Là où nous commençons tous à l’origine avec une langue maternelle à partir de laquelle on peut cheminer vers d’autres, la pyramide musicale est inversée : on part du plus large et souvent lointain horizon pour revenir à l’origine.

Que ceux qui ont peur de m’entendre parler de complexe d’infériorité et de masochisme se rassurent, mon propos n’est pas de psychanalyser la scène locale.  (Mes honoraires, par ailleurs, sont modestes, messieurs du Pôle et de la mairie : mon C.V. est sur Wikipédia…)

Par cette disposition inversée à la culture première, les chantres de la musique locale ne sont pas, au sens propre, des conservateurs – comme ce fut le cas pour la littérature du terroir à une autre époque –, mais bien les passeurs d’une certaine musique d’élite (parce qu’appartenant à un groupe sélect, qu’elle ne peut pas être un choix passif), « élite » au sens sociologique non opposé à bouseux.

Ceci requiert donc qu’on fasse envers la scène locale une profession de foi – comme c’est le cas pour Marc Beaudet – et qu’on la choisisse pour des qualités qui doivent transcender la masse immense de l’offre pyramidale qui pèse sur la musique du cru, ou qu’on en fasse une profession tout court et qu’on la considère comme un produit culturel parmi tant d’autres.  En aplanissant ses différences, en confondant Marie May, Zéphyr Artillerie ou Def Leppard.  Le Sacrilège avec le Capitol ou le Cercle.

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Or, pour ma part, je le confesse, c’est à titre de néophyte que j’avance sur ce terrain glissant puisque fréquentant la scène locale non sans conviction, mais sans parti pris.  Je me contenterai donc de souligner la beauté de ce parti pris et le courage de cette profession quand il serait si facile de se reposer sur ce qui est fait ailleurs (que cet ailleurs soit Montréal, New York ou Addis Abeba).

Lorsque je le croise chez l’un ou chez l’autre des acteurs de la scène musicale de Québec, ce courage dépasse de loin le pieux discours sur la spécificité locale ou la sacrosainte diversité, ou pire, la résistance de l’assiégé.  Au contraire, il me semble que si la musique est appelée à demeurer, elle doit voyager.  Et c’est pour leur donner des ailes qu’on écoute nos artistes, mais aussi surtout pour flotter avec leurs chansons lorsqu’elles s’élèvent au-dessus du lot de banalités rimées de l’ici et du maintenant qui mènent nulle part.

Comme douaniers de l’ailleurs, les meilleurs artistes sont toujours ceux qui nous renvoient éternellement à nous-mêmes.

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Prise dans son fait même, la musique est peut-être la plus universelle des expériences esthétique.  Aucune ne peut témoigner de nos humeurs et sentiments, les traduire de manières aussi variées, passant de la représentation à la conceptualisation, de la figuration à l’abstraction.  Et surtout, c’est depuis longtemps, peut-être toujours, la plus populaire.  Ses codes sont aussi assez souples pour permettre à un auditoire moscovite ou tokyoïte de comprendre aussi bien, dans son énergie, une chanson de Led Zeppelin, par exemple.  Au surplus, elle est une mise à distance par rapport aux expériences vécues, grandes et petites, en les organisant…  Et nous permet d’accéder à certaines expériences autrement interdites : j’ai connu la tristesse qu’il y a à voir mourir un paysan au bout d’une vie de travail acharné sur une terre ne lui appartenant pas dans « Pauvre Martin » de Brassens, laquelle occupe dans mon âme une place bien à elle, inconnue sans elle*.

Voici pourquoi j’en ai fait ma maison.

Or, sans mots, la musique ne dit pas moins.  Elle signifie en tout temps, en tous lieux.  Mais d’ignorer celle qui se fait ici en n’habitant que celle qui vient d’ailleurs, c’est aussi devenir le locataire silencieux d’un monde clos, sublime mais sans racines.

[* Ne saurait être trop amicalement recommandé : tout un chapitre sur les qualités transcendantes de la musique dans Philosophie de l’éducation pour l’avenir, de Thomas De Koninck.]

— essayé lors du Radiothon 2010 de CKRL entre deux salves de Tire le coyote (photo ci-haut)