Trois apories du hockey sur glace

Ne vous déplaise, avec les bourgeons et les jupes, le hockey éclot un peu partout en ville le printemps venu.  Dès avril, même le passant le plus indifférent se laissera surprendre par le surgissement en plus ou moins grande quantité de manifestations partisanes simples, de l’autocollant de bumper jusqu’aux bannières solennelles en passant par les fanions, chandails et autres articles vendus séparément aux couleurs de l’équipe locale ou délocalisée.  Et pour l’individu vaguement allergique à cette coquetterie partisane soudaine, ça se corse ensuite.  Les épisodes de délires intempestifs (coups de klaxon, hurlements de joie, insultes intraduisibles) de plus en plus fréquents, de plus en plus répandus, étoufferont le peu de patience que cultivait le citoyen du monde à l’endroit de ces jeux païens.  Finalement, agacé à mort de ce qu’on ne parle plus de la météo qu’une journée sur deux à la pause-café, et encore juste pour être poli, le hockey devient sujet d’hostilité, prétexte à querelles entre croyants et athées, orthodoxes et infidèles.

Le fait avéré et maintes fois revérifié du grand courant d’air médiatique que génèrent les Séries éliminatoire de la coupe Stanley, ne fait certes rien pour décrotter de l’aberrante ferveur les uns et de la dérision préchauffée les autres. Aussi, en marge de toutes ces décoratives calembredaines, et en petits caractères tricolores s’il vous plaît, me proposé-je humblement de brasser les cartes de quelques lieux communs de notre sport national.

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  • De l’usage du verbe au hockey

Premier élément de litige : le vocabulaire sportif, ou de l’absence de *, qu’on voudrait symptomatique d’une bêtise notoire de toute la planète hockey, mais particulièrement des joueurs.

Sans donner votre 110 %, vous pouvez trouver, j’en suis sûr, 10 ou 20 clichés typiques de l’entrevue menée avec un joueur entre 2 périodes.  Ils sont rares, trop rares, les exemples d’éloquence chez les joueurs, qui s’éparpillent plutôt en clichés éculés et en accidents syntaxiques devant l’intervieweur complaisant.  À quand l’ambassadeur inspiré, le gentleman hockeyeur ?

On peut attendre longtemps…  Enfin, c’est ce que pense l’archétypal anamateur de hockey.  Eh, me semble évident que c’est se montrer aussi ingrat que si on demandait à un poète de manier la scie à chaîne !  Et c’est surtout regarder au mauvais endroit.

C’est qu’il laisse tout son petit change de verve sur la glace, le joueur.  Si son discours s’articule mal dans les marges de  la patinoire, faut le voir bondir sur une saillie laissée par un adversaire, embobiner avec vivacité  (parfois interrompue) ce dernier d’une longue hyperbole, ponctuer sa progression de feintes et de passes, puis décocher un de ces traits à faire blêmir le grand Cyrano dans l’espoir de mettre le point final à la partie.  Le tout entrelacé aux chants qu’entament en chœur un public à l’unisson.

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Les placoteurs sportifs ne sont pas en reste non plus, cette fois-ci au sens strict.  Laissez Benoît Brunet à sa paisible retraite, c’est plutôt au descripteur de cette joute déclamatoire que je dédie ces mots.  Il faut écouter les Pierre Houde et Martin McGuire de ce monde du sport, maniant le verbe comme l’aède le faisait pour décrire les faits et gestes héroïques, créer un récit vivant et cohérent au fur et à mesure que la joute se déroule à un train d’enfer (« de tous les sports pédestres, le hockey est, nous rappelle Roland Barthes, le plus rapide »).

À cette fin, le vocabulaire du commentaire est, et ce sans être technique, beaucoup plus précis, varié et imagé que dans n’importe quelle autre sphère médiatique.  « X tente une passe à Y, qui remet aussitôt derrière le filet à Z, qui jongle cependant avec la rondelle avant de la perdre aux mains d’X’ ».

C’est presque aussi beau à entendre qu’à voir.

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La plus dure partie à sauver est la masse partisane, à peu près aussi égrillarde qu’une confrérie de mousquetaires saouls raides les soirs de gloire, aussi ternes et sans mots qu’un fonctionnaire dépressif les soirs de rince.  Dans tous les cas, les cris primaux, les insultes grasses (ai entendu lors du dernier 4 de 7 : Sydney Crosbite et Shittsburgh) et, au mieux, les analyses savantes échafaudées à qui mieux-mieux entre deux pots portent un peu ombrage à la langue française, il est vrai.

C’est qu’ici l’éducation reste encore à faire.  Trop peu habitué à échafauder des discours complexes ou à canaliser ses émotions dans l’expression d’une idée, le partisan en est à ses premiers coups de patin pour ce qui est de communiquer vraiment.  Mais en cela, diffère-t-il tant de ses concitoyens qui assomment à coups de lieux communs au bureau ou qui n’osent exprimer leur rage qu’à l’intérieur de l’habitacle climatisé d’une automobile ?

Que nenni !  Dans la lutte contre l’ataraxie sociale, le partisan est en première ligne, prêt à se sacrifier pour enfin pousser un vrai cri, se purger de la lie de sa pensée, entrer spontanément en contact avec son prochain ou émettre une opinion sincère, fusse-t-elle étayée uniquement par l’instinct.  En deux mots comme en deux mille, le partisan de hockey est l’homme nouveau d’une société de pleutres qui se sédimente sous l’effet du radotage hypocrite et insignifiant.

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  • La loi, c’est quoi ?

Accuse-t-on sans vergogne le hockey d’être au-dessus des lois dans votre entourage ?  Dans l’intervalle où vous stipulerez que « c’est inexact et exact à la fois », songez aussi que, a contrario du mouvement qui agite le milieu dans lequel vous insérez à brûle-pourpoint cette boutade coupe-gorge qui excédera assurément les 15 minutes réglementaires, le hockey est justement excitant parce que toute loi (celles des juristes comme celles des statisticiens) y est sans cesse remise en question, contestée, bafouée.  La preuve : Canadien disposant des aspirants champions pour ensuite donner du fil à passer au tordeur aux champions sortants.

De fait, malgré des efforts surhumains pour baliser ce jeu, dans l’arène (arbitres et commissaires) aussi bien qu’hors de l’arène (policiers et politiciens), jamais rien ne change au hockey.  La tempête dans une gourde d’eau quant aux coups ayant pour cible ou s’adonnant tomber quelque part dans le haut supérieur du corps en fait foi.  Mieux encore : les agressions sournoises, l’algarade et les bouleversements de toutes sortes existent peut-être dans l’arène pour nous rappeler l’exigence du civisme et de l’ordre dans nos vies de tous les jours, pour ne pas dire ordinaires, parce que n’ayant pas droit de cité dans ladite arène bien sûr.  D’ailleurs, à la fin, ce n’est jamais la brutalité qui l’emporte, mais une certaine idée de la civilité : celle des poignées de main courtoises et des accolades franches de l’après-joute.

Le hockey n’est pas un sport anarchique, même s’il met en scène un concentré des forces du chaos dans une joute théâtrale : d’abord parce qu’il est remise en question de l’efficacité des règles que se donne une société (pénalités indues, offenses non punies, lesquelles déclenchent l’ire du public), puis par les hasards répétés qui semblent prêter une volonté propre à la rondelle (faux bonds, retours de lancer hasardeux, ricochets involontaires… d’où l’expression consacrée : la puck roule pas pour nous à soir).  Et tout ça réaffirme en lettres pyrotechniques la préséance de l’éthique sur le jeu, lequel se manifeste à chaque instant par de multiples signes rassurants : lignes sur la glace, coups de sifflet qui arrêtent le temps et transportent l’action, recours aux reprises vidéo, etc.

Irrationnel au premier abord, le hockey n’est pas loin des premiers grands spectacles de par sa mise en scène des éléments perturbateurs de ce monde : le théâtre athénien, qui purgeait les citoyens de ces passions néfastes à prix imbattables, et les jeux romains, qui offraient au public une violence vertigineuse et en cela contre-exemplaire.

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  • L’engagement dans la diversion

D’ailleurs, le spectacle sportif est souvent vu par ses calomniateurs comme une superbe perte de temps ou pis, une odieuse diversion des citoyens/citoyennes de leurs devoirs civiques (repriser l’économie en travaillant plus, puis se reposer en s’informant inlassablement des vraies affaires).  Or, si le sport est effectivement « ce pouvoir de transformer chaque chose en son contraire » [cf. Barthes dans un documentaire d’Hubert Aquin, Le Sport et les hommes], le spectacle du hockey est, loin d’être un vain divertissement, l’occasion rituelle où l’on porte  collectivement son coup de grâce à l’hiver.  Parce que le hockey, c’est le triomphe du mouvement et de la passion sur l’immuabilité et l’engourdissement inhérents à ce pays qui est l’hiver, comme l’a dit le poète.

Pour certains autres, non-partisans moins hostiles ou pseudo-partisans, il est  plutôt prétexte à spéculations amusantes (pools) ou à rendez-vous amicaux (pubs), les deux étant presque incontournables durant les Séries (à moins d’être sur Facebook™).  Pour moi, je ressens comme une indisposition dans la région du mental inférieur devant ces néopartisans déçus que Pittsburgh n’aient pu l’emporter en 5 matches tel que prévu, mais qui font quand même mine de gueuler (spectacle induisant une dose non recommandée de malaise) à l’unisson quand Canadien en passe une p’tite vite à Fleury.

On a souvent fait des gorges chaudes du fanatisme grotesque des disciples de Canadien, mais l’absence de parti pris, au hockey comme au quotidien, est une comédie bien plus sordide encore.

Se donner le choix, c’est parfois ne pas choisir.

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Avez-vous déjà habité un appartement qui possède son double symétrique (dont l’axe de réflexion est le mur mitoyen) ?  Avez-vous déjà imaginé qu’un jour vous rentreriez dans l’appartement renversé, comme si la vie s’était retournée sur elle-même et vous avait laissé de l’autre côté du miroir ?  Théoriquement, il n’y a pas grand-différence entre vous étendre dans le bain d’est en ouest ou d’ouest en est.  Mais concrètement, c’est impensable que d’espérer retrouver tout bonnement votre place dans ce monde à l’envers, parce que vous ne pourrez plus jamais vous sentir chez vous dans votre salle de bain.  Votre rapport à l’espace ne sera plus que fonctionnel, et votre appartement (ou duplex) ne sera plus qu’un lieu traversé, non habité.

Où c’est que je vas avec mes skates ?  Voilà : aborder le hockey en refusant d’adopter un point de vue partisan serait comme prétendre pouvoir vivre indifféremment dans l’un ou l’autre appartement.  Ici comme ailleurs, il faut s’engager pour vivre quelque chose de signifiant, sans quoi non seulement on boude son plaisir, mais on se condamne en plus à vivre le hockey comme une expérience vide.

Mouvement alternatif entre crainte et espoir, excitation et découragement, le hockey n’est pas un sport spéculatif, pas plus qu’un spectacle esthétique.  Si vous êtes partisan, essayez de suivre la partie en adoptant le point de vue de l’autre équipe… vous constaterez qu’il est quasi impossible de changer de lorgnette.  Vous trouverez toujours que Canadien met une éternité et quart à organiser son attaque, craindrez les tirs des Ovechkin et Crosby, grincerez des dents quand l’arbitre punira injustement Lapierre, etc.  On ne revire pas son affection de bord comme un chandail.

Et encore, on n’est pas si libre que ça  de choisir son équipe non plus : la rationalité ou l’esthétique n’ont pas plus à y voir.  C’est que chaque amateur appartient à une communauté, à laquelle est attitrée une équipe.  Bien qu’il y ait une tendance (peut-être héritée des pools) à faire de n’importe quelle équipe sa favorite, la beauté du sport est justement d’extraire le partisan de la logique consommatrice qui lui fait choisir ou rejeter à sa guise tel produit offert selon les modes, les saisons ou le gros bon sens (qui avait prédit Washington en 4 ?).

Enfin, puisque le temps d’aller assister à l’inexorable marche de Canadien à la Coupe approche, il faut bien conclure.  Et après ?  Lundi reviendra et avec lui la certitude indicible que la somme des mouvements du quotidien, d’une vie, même bien active, équivaut trop souvent à zéro.  Et, d’ici à l’Épiphanie, le hockey vous offre au moins cette certitude : un match nul, ça n’existe pas.

— abrégé matutinalement sur CKRL le 3 mai

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