Vous en êtes-vous rendu compte, ce mois de septembre, comme bien d’autres avant lui, en est un de tous les transports ? D’abord, la fin de l’été sonne l’alarme de tous les chantiers : essayez de vous déplacez en ville sans en rencontrer un. Puis, la rentrée amène un flux persistant des lits aux pupitres ou aux bureaux, et vice versa. Enfin, pour contester ou célébrer le génie du Transport, on a sacré quelques jours en fin de septembre « semaine des transports collectifs et actifs ».
Derrière cette énième « semaine de quelque chose » se trament des activités militantes telles que forum pour les convertis, distribution aux quatre vents de brochures bien-pensantes, squat de six espaces de stationnement (oui, six espaces individuels !), et pour clore, une énième « journée sans quelque chose », ici la voiture, qui ravit quelques mètres d’une rue inutile aux automobilistes hors des heures de pointes.
Pas entendu parler ? Pas vu ces curieux rites païens ? Ça tombe bien, on ne veut justement pas vous déranger dans vos habitudes, que ce soit en vous barrant la route entre votre demeure de Stoneham et votre bureau sur la colline parlementaire ou encore en vous rappelant qu’au rythme où s’accroît le parc automobile au Québec, on se dirige tout droit dans le ravin si on n’étouffe pas avant.
Oubliez, tant qu’à y être, qu’en suivant notre exemple, les Chinois n’auraient pas assez de toutes les routes de la Terre – trottoirs inclus – pour garer leurs engins. Qu’à Mexico City, on oblige les automobilistes à remiser leur voiture une journée sur deux pour atténuer un peu l’expansion du plus gros dôme de smog au monde.
Vous déranger ? Y pensez-vous ! Circulez : la lumière est verte.
On entend déjà les bulletins de circulation de fin d’après-midi : circulation fluide, sauf les ordinaires congestions aux principales artères et sorties de la ville. Oh ! et, quelque part entre Charest et la côte d’Abraham, la ringardise surannée des Lost Fingers en bruit de fond.
Ouf, on l’aura échappée belle : Encore un accident de conscience collective désamorcé : le bouchon bien enfoncé, tout est stable.
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Accès Transports Viables (ATV), organisme aux intentions parfaitement louables, nous organise cette belle semaine à l’image de la ville : vue du pare-brise lorsqu’on se retrouve pare-choc à pare-choc durant une heure : on la traverse sans la voir, parce qu’elle n’a pas été invitée. [Note à part : « Inviter » est le vocable poli qu’ont trouvé les rhéteurs de la bonne cause pour éviter la comparaison avec les anarchistes, les étudiants socialistes ou tout autre empêcheur de tourner en rond.]
Certes, on ne vit pas tous en ville, mais à tout le moins elle nous fait tous vivre. On respire en elle, on travaille pour elle ou par elle, on y prospère et on y prolifère. Pourtant, loin d’être le lieu de rencontre qu’il devrait être, le centre-ville de Québec demeure pour beaucoup une sorte de matrice abstraite (prenez par exemple le cas de quelqu’un qui habite l’Île d’Orléans et travaille au Parc technologique), un passage obligé quotidien, voire un pis aller.
Le trafic aberrant pour le nombre record de tronçons routiers à gros débit au prorata témoigne de cette relation superficielle et désincarnée qu’ont la plupart des habitants de Québec avec leur centre-ville. « En ville sans ma voiture » aurait pu être l’occasion de mieux comprendre cette ville, peut-être même de la vivre autrement, au lieu de quoi on nous sert un cocktail sans surprise de beaux discours, d’exemples éloquents venus d’ailleurs, d’ateliers divers et de spectacles de circonstance. Le tout offert à une poignée de prosélytes qui a du loisir un après-midi de semaine : sûrement pas le père de famille qui fait du 9 à 5 et qui doit traverser le centre-ville pour aller chercher son enfant à la garderie de Val-Bélair ½ heure plus tard.
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En fait, de tous les problèmes urbains : pauvreté, crime, gestion des déchets, etc., le trafic est celui qui affecte le plus de gens et qui, pourtant, mobilise le moins. En fait, contrairement aux précédents problèmes, il est plutôt vu comme un mal nécessaire.
À propos, vous connaissez peut-être cette métaphore de la grenouille dans l’eau chaude : qu’on l’y mette directement, elle se brûle et s’en extirpe immédiatement. Mais si on la met dans l’eau tiède et qu’on augmente tranquillement la température, la grenouille reste et accepte le changement jusqu’à mourir ébouillantée.
Vous me voyez venir : avec un peu de recul, qui aurait accepté de respirer tant de pollution quotidiennement, de risquer tant de fois sa vie et celle de ses proches dans le trafic, de soutenir tant de bruit, de subir tant de rage et de stress, globalement, systématiquement ?
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Pourtant, si on se contente de fermer la rue St-Joseph sans déranger personne, pour amuser (conscientiser ?) quelques passants, c’est pas demain la veille qu’on va sortir du fossé le dialogue entre piéton, cycliste, automobiliste et autres usagers de la route.
50 ans d’implantation de la voiture dans notre quotidien jusqu’à faire de nos villes des passoires à voitures, ça ne se corrigera pas à coup de « y faudrait ben » et d’« invitations ».
Sur une échelle de 1 à 10 ; 1 étant la chaîne de montage et 10, la chaîne de trottoir, c’est-à-dire entre le discours « libertarien » du « tout-à-l’auto » et la quasi-absence de discours philosophique sur nos modes de transport, je situerais le ramassis de bonnes intentions chiffrées qu’on nous a concocté à ATV à 5. 5, C.-À-D. bien campé sur les rails imaginaires du réalisme pragmatique de gauche, où l’on tente de détourner le discours de droite (pro-économie, pro-santé, pro-qualité de vie) vers une voie mitoyenne où la voiture céderait un peu d’espace au tramway, au TGV, au vélo, à l’autobus, au piéton, etc. ; et à partir de là, on espère pieusement que de petits changements amèneront de plus en plus de gens à agir et à penser différemment, et ultimement à de grands bonds dans la conscience publique.
Rien de mal là-dedans bien sûr, et comme le poncif le veut, personne n’est contre la vertu. Le problème, c’est qu’à cette allure, la situation s’empirera longtemps avant d’être meilleure : il y aura de plus en plus de smog à Québec, de maladies liées à la pollution atmosphérique, de rage au volant, et bien sûr de bouchons de circulation. Bref, le ravin arrive bien avant la belle courbe politique que nous dessine ATV.
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« En ville sans ma voiture », c’est comme prendre une journée de congé alors qu’on frise le burn out ou faire une sieste pour guérir une psychose.
Certainement, du haut de leur tour de bonne volonté, ATV – et AMT à Montréal – vous diront qu’ils ont adopté une stratégie positive, ouverte et constructive. Mais derrière les invitations volontaires et la politique molle, on conçoit le problème de la voiture – plus particulièrement en ville – comme contournable, à l’instar des activités présentées par cet organisme bienveillant.
On se targue que 92 % de la population de Québec a « entendu parler » de l’événement l’an dernier, mais quand bien même toute la province était d’accord sur le fait qu’il faudrait ben faire quelque chose, ça ne créerait pas le début d’un consensus.
Sondez plutôt vos cœurs : qui est intéressé à brader la commodité, la liberté et la puissance qu’offre l’automobile contre une promesse un peu abstraite de santé (« de toute façon, je m’entraîne trois soirs/semaine »), de qualité de vie (« s’ils n’aiment pas ça, la ville, qu’ils aillent vivre en banlieue eux aussi ») et de convivialité (« j’aime mon pays, mon voisin je l’haïs », comme Richard Desjardins le faisait dire au « gars qui a réussi ») ? Pas grand monde en vérité.
Pire, les événements du genre « En ville sans ma voiture », tels qu’ils sont, tricotés de vœux pieux, justifient plus qu’ils ne la contestent la nécessité automobile en mettant la pédale douce sur la réalité fondamentale : la voiture, en ville ou ailleurs, et de quelque façon qu’on la conçoive, porte atteinte à presque tous les droits fondamentaux de ceux qui, généralement ou momentanément, n’y sont pas ; ainsi qu’à ceux qui y sont d’ailleurs. Pollution, stress, apathie, bruit, danger physique, agressivité, solitude, impossibilité de circuler, hideur esthétique (échangeurs au centre-ville, autoroute qui traverse un quartier résidentiel), c’est cher payer les rares occasions d’indépendance qu’elle apporte. Et pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, engager le débat en allant dans le sens du trafic, c’est contribuer à l’engorgement de la (bonne) conscience collective et à l’enracinement du mythe de l’auto.
La photographie, d’ailleurs
28 septembre 2010De toutes les tortures de la rentrée, la plus raffinée est certainement d’entendre un collègue égrainer ses souvenirs de voyage pour la énième fois pendant qu’on casse la croûte. Pour ma part, la piqûre fut toujours plus vive : à l’exception de quelques missions économiques dans l’Ouest et de fréquents retours aux origines dans le département de Portneuf, j’ai peu grouillé, et les preuves de conquêtes héroïques de pays étrangers m’ont toujours fait rêver un peu amèrement. Peut-être parce que pressentant la terrible Crise économique de 2008 quelque 10 ans avant son avènement, j’ai repoussé trop longtemps le grand départ et mes étagères à souvenirs sont restées vierges, sinon de poussière locale.
Or, depuis cet été, je n’ai plus rien à envier à ma vieille Némésis Carmen Santiago et puis dire que mon existence de globe-trotter se divise entre Québec et le monde ; et des souvenirs, j’en ai à ne plus savoir qu’en faire, si bien que, ému par cette opulence nouvelle, j’ai cru bon d’en donner un à la Science.
Prenez cette photo, oui oui, celle-ci, prise de ma main (fait authentifié par le doigt qui apparaît au coin du cliché ; vérifiez les empreintes, c’est bien moi qui ne fais qu’une bouchée de toutes les nuances de blanc contenues par les Alpes, de toute la Philosophie derrière le fronton en récession du Parthénon, de toute la misère contenue dans ce barbelé d’Auschwitz). Disséquons-la sans épargner un pixel, dussions-nous grafigner un peu ma propre personne photogénique (quel galbe de l’auriculaire!) au passage.
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Le voyage est avant toute chose dépense folle de tous nos moyens : dépense de temps (loisir), dépense d’énergie (activité) et bien sûr dépense d’argent (luxe – il n’est pas nécessaire).
Les photos de voyage ont quant à elles pris le contre-pied de cette réalité : elles sont devenues investissement ; de ceux qui se présentent comme un impératif, comme la planification de sa retraite. Vous défiler de cette obligation ? Y pensez-vous ! Irresponsable, que restera-t-il de votre périple ?
Première conséquence perverse de ce culte du cliché exotique, plus particulièrement vraie depuis l’essor du numérique, avec le débit souvent torrentiel des photos, les souvenirs de voyage perdent beaucoup de leur valeur. Simple principe des vases communicants de l’offre et de la demande : plus les déclics se font rares, plus l’expérience vécue sera précieuse, pour soi-même et pour autrui.
La photo progresse d’ailleurs si bien sur ce terrain économique qu’elle s’accapare le vocabulaire qui s’y rattache : elle permet de s’approprier des lieux, des personnes, des événements. Elle chiffre les escales effectuées, les rencontres, les moments forts d’un voyage. Elle se produit comme un certificat, un gage qui authentifie la valeur de nos vacances. Finalement, elle est garantie de bons moments futurs : on laisse tout simplement fructifier sous les voûtes sombres d’un coffre son capital-souvenirs, et on en obtiendra des bénéfices sûrs lors d’un retrait lointain.
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Mais un deuxième registre lexical s’impose plus brutalement encore, celui de la guerre. Car la photo se fait aussi capture, prise (en anglais, on shoot), et l’on n’est alors satisfait que lorsqu’on a conquis le territoire étranger (du souvenir) par l’image.
Lorsque j’investis un lieu jugé stratégique pour camper mon souvenir, mon regard aiguisé cherche instinctivement son point fort. J’en contourne les failles, puis établis ma position, choisis un angle d’attaque, vise et appuie enfin sur le déclencheur. Veni, vidi, vici, comme tant d’autres j’ai pris d’assaut la Bastille, j’ai sonné la charge contre la Muraille de Chine, j’ai assujetti l’Indigène. Le touriste photographe n’est pas allé recevoir, il est venu prendre.
La photo se charge alors pour nous de rediviser le territoire annexé (pour nous permettre de mieux y régner), de le purger à notre gré des éléments rebelles : grâce à elle on réécrit l’histoire pour gommer les passages douloureux ou honteux, glorifier les moments où la fortune nous sourit. On se fait sa petite propagande, qu’on finit par connaître par cœur, et par croire comme étant le seul voyage qui ait eu lieu.
Mais en mettant au pas le souvenir, en le rendant toujours disponible, enchaîné, la photo en brise inévitablement le caractère propre : comme un collectionneur de papillon qui leur brise les ailes pour mieux les contempler. Ainsi, presque toujours, on soumet les souvenirs plutôt que de les rendre habitables : mettez-y toute la prouesse que vous voudrez, une mer turquoise photographiée n’est jamais que l’information d’une mer turquoise (photographiée), sans le vertige de son champ insondable, l’envoûtement de ses flots, la douce brûlure de son sel, etc. Or, c’est un peu tout ça qui disparaît lorsqu’on la ramène à un cadre, une luminosité, un grain.
La photographie épuise plus souvent son sujet qu’elle ne le concentre. Or, ironiquement, sans photo, on vit dans la crainte de l’oubli. Et peut-être est-ce la peur qui nous pousse à froisser si résolument l’expérience éphémère au profit de l’épreuve certaine.
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Le paradoxe a déjà été établi mille fois, faisant de lui un autre cliché : photographier, c’est passer à côté de la vie (comme bien d’autres activités comme raconter, jouer, aimer). Il me semble qu’il y a toujours lieu de poser la photographie comme un art riche de sens (par exemple en en faisant une expérience, et non un succédané), qu’on se trompe en statuant qu’il existe deux vases communicants absolument inconciliables en un même instant : le vécu et le vu (qu’on doit choisir : acteur ou témoin), et qu’adopter l’un, c’est exclure l’autre. Ici, la photo ne serait qu’un moyen absurde, puisqu’il rendrait sa fin, le souvenir, impossible.
Au contraire, les fils de l’expérience et de la distance (esthétique, réflexive ou autre) sont indissociables, et s’entrecroisent forcément pour tisser un moment plus ou moins riche. Si l’un d’eux faiblit trop, c’est toute la trame qui se déchire sous le poids de recul trop lourd ou s’effiloche sans le support de l’esprit. Donc, on peut bel et bien se délester volontairement d’expérience si l’on attend qu’elle advienne dans les tranchées de la boîte noire, si l’on débite trop lourdement sur le vécu pour investir dans le souvenir.
Même à plus petite échelle (posons le débit raisonnable d’une photo par jour), en faisant le gain d’un récit partagé (d’une histoire) au gré des épreuves, on démystifie toujours l’expérience du voyage. Au fur et à mesure que le récit se fige en une version officielle, photoshopée®, racontée à tous d’une manière de moins en moins souple, les émotions, à force d’être usées, se taisent, les impressions deviennent de vagues mots, les aventures se racontent lassement. Et les images, plutôt que de permettre d’habiter le souvenir, le rendent vulgairement visitable.
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Finalement, passer son voyage à prendre des photos, c’est le vivre a posteriori, par et pour l’instant où l’on s’en souviendra. Tous les temps de la vie s’y bousculent, ne trouvent plus leur place : en construisant à chaque instant son souvenir, le présent se déguise en passé, auquel seul l’avenir donnera un sens. Si on voyage ainsi pour mieux se rappeler son voyage, mais que ce faisant, on oublie momentanément de le vivre pour ce qu’il est, on est en droit de se demander à quoi ça tient. Et les souvenirs, coquilles à demi vides, déjà accumulent la poussière locale sur la tablette.
CKRL, le 13 septembre 2010
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[N.B. Les 3 premières illustrations de cet article (dont le cadre apparaît) sont du photographe néerlandais Roger Cremers, gagnant du World Press 2008 dans la catégorie « Art et Divertissement » pour ses photos de touristes visitant le camp de concentration d’Auschwitz. La dernière provient de la série Invisible Self-Portraits d’Ellen Harvey, 2007]
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